PUTAIN DE NAPPERON !

On avait, dans ces belles années 70, une notion du bon goût domestique qui peut laisser pantois les celles et ceusses nés ensuite. On avait dans l’idée qu’une demeure bourgeoise, ou qui voulait s’en rapprocher, devait comporter un certain nombre d’objets et accessoires que, malheureusement, on pouvait trouver dans toutes les bonnes boutiques ou encore pire se voir offrir.
Il était tout bonnement inimaginable de laisser un buffet de salle à manger vierge de toute saloperie décoration. On avait une attirance louche pour les symboles de la prospérité paysanne : plus c’était lourd et massif, plus ça marquait le statut. Une rangée de pots à lait ou de brocs de taille décroissante en plomb posés sur un napperon. Ça, c’était quelque chose.


Arrêtons-nous quelques instants sur la forte imprégnation napperonière des femmes d’intérieur françaises en ce temps-là. Il fallait napper de napperons. Partout. Le premier élément qui morflait, c’était le canapé et son ami le fauteuil. Pas un accoudoir ou un repose-nuque sans napperon. Il pouvait être carré, ou mieux, rond avec une bordure en dentelle. Pas moyen de s’asseoir sans que cette merde infâme ne parte en sucette et ne déclenche un haussement de sourcil de la ménagère. On s’asseyait et il tombait à demi, se mettant à pendre comme les bajoues d’un hamster. On se levait et il tombait à terre. On prenait le pli : je me lève et hop dans la foulée je me baisse pour ramasser ce bordel à cul et le remettre en place. Et on pouvait passer un master en science du napperon, ou se faire attribuer le Nobel de physique du déplacement de mouchoir, rien n’y faisait ! On ne le remettait jamais comme il fallait. En général, entre 2 secondes et 4 minutes grand maxi après la remise en place, la ménagère passait derrière et le remettait d’aplomb sans que l’œil nu note la moindre différence dans l’angle de remisage. Si on était verni, on avait droit à la mythique remarque:


- M’enfin, tu ne peux pas le remettre bien ce napperon, ça fait 20 fois que je te le dis !

...qui donnait juste envie de pisser par terre et de se rouler dedans plutôt que d’entendre ça une fois de plus. En même temps, il faut admettre que, comme on ne savait pas, je cite, « s’asseoir sans s’affaler » et qu’en conséquence « les coussins ressemblent à n’importe quoi, tu pourrais les tapoter et les remettre en place », il arrivait qu’une image de grand feu dans le jardin, où on jetterait tout ça, traverse l’esprit de l’adolescente haineuse que j’étais.


Le napperon des canapés avait un cousin, le napperon des meubles. Mêmes qualités visuelles et tactiles et mêmes potentialités d’emmerdement. Le napperon et sa boîte à dragées de Limoges, au couvercle peint d’une scène champêtre XVIIIème, voire d’une tête de Pierrot halluciné, traversaient ensemble les années. Le napperon était posé pile au centre du dessus du buffet et la boîte à dragées pile au centre du napperon. Et des fois, on avait l’idée folle de poser des trucs sur le buffet et de décaler le napperon d’un ou deux centimètres. Une erreur qu’on ne commettait pas deux fois. On se disait, pleins d’espoirs, qu’il devait exister une vie, là, dehors, sans napperon.


Quand la mère de famille était vraiment perverse au dernier degré, elle exposait sur ledit buffet des petits sujets en « napperon de dentelle amidonnés », souvent de gracieux petits cygnes qu’on avait envie de fourrer dans la cuvette des commodités ou de bourrer dans l’oreille de la voisine qui avait eu l’idée incongrue de les trouver beaux lors d’une de ses visites.


On priait qu’enfin la science du napperon se perde dans les limbes, que plus personne ne sache en faire et qu’à la fin des temps, la paix règne sur Terre. Après tout, on avait bien eu la peau du macramé, du tapitouff et de la broderie au point de croix représentant un chiot jouant avec une balle rouge… On se disait que rien, jamais, ne pourrait être aussi laid et dénué d’intérêt que ces fucking napperons. On ne savait pas qu’un jour Valérie Damidot viendrait maroufler les murs et coller des stickers Empire State Building noirs sur des murs gris perle…

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